Un grave incident d’audience en 1842
Cette publication est issue des archives du site du barreau d’Aix-en-Provence ; il s’agit d’un article qui avait été écrit par le bâtonnier Charles COHEN.
Un incident d’audience comme il pourrait s’en produire aujourd’hui encore.
Le procès-verbal de la réunion du Conseil de Discipline1 du 30 août 1842 en rend compte en termes indignés.
L’incident a mis aux prises, devant la Cour d’Assises, Monsieur DARNIS, substitut du Procureur Général et Maître FRUCHIER, avocat stagiaire.
Que s’est-il donc passé ?…
Maître FRUCHIER défendait un accusé dont le crime était passible de la peine de mort. Il avait plaidé avec chaleur et conviction et toute l’audace d’un tout jeune avocat à ses débuts, chargé de l’immense tâche de sauver la vie d’un homme.
Lorsqu’il eût terminé, le substitut général, chose exceptionnelle car la défense doit toujours avoir la parole la dernière, demanda à répliquer au jeune défenseur.
Il prétendit que deux choses lui en avaient fait sentir la nécessité : la première, de relever quelques inexactitudes dans l’argumentation de la défense, la seconde, d’adresser au défenseur lui-même quelques observations sur sa manière de faire et de procéder et que c’était même par là qu’il voulait commencer.
Et ce fut, pendant plus d’un quart d’heure, un véritable réquisitoire, non pas à l’adresse de l’accusé mais à celle de l’avocat lui-même.
La manière de plaider de cet avocat, disait-il, était de la dernière inconvenance, car il ne procédait que par apostrophes et interpellations, se montrant irrévérencieux envers la magistrature et surtout envers ces Messieurs du Parquet.
Comment admettre, en effet, qu’il s’adressât directement au Ministère Public au lieu de s’adresser à l’Accusation ?
Maître FRUCHIER doit apprendre, ajoutait l’honorable représentant du Parquet, à respecter la robe et qu’en tous cas, lui, saurait la lui faire respecter.
Maître FRUCHIER fut ainsi l’objet, publiquement, devant ses confrères et connaissances qui assistaient aux débats, d’une longue et sévère remontrance qui paraissait d’ailleurs s’adresser non seulement à lui-même mais aux confrères qui l’avaient précédé, et probablement aussi, en guise d’avertissement, à ceux qui lui succéderaient à la barre de la Cour d’Assises.
Il en fut bouleversé, ainsi qu’en témoignait la plainte dont il avait saisi son Bâtonnier 2:
“… la douleur que j’en ai éprouvé, l’indignation de cette injustice ont été si vives que je n’ai pu m’en rendre maître, ni réprimer mes sanglots… Rien ne saurait adoucir cette douleur, que l’espoir de la voir partagée par les Membres du Conseil.”
Le Conseil réagit vigoureusement et, après s’être dûment informé et avoir eu confirmation des circonstances de l’incident, adopta une délibération particulièrement ferme et courageuse.
“Considérant, dit cette délibération, que le Conseil n’a pas seulement le devoir de maintenir la discipline parmi les Membres de l’Ordre, mais celui encore de les protéger…
“Que, dans tous les pays et sous tous les régimes, l’Ordre a eu le droit de prendre fait et cause pour ses Membres et de porter, même au pied du trône (3), leurs doléances et les siennes…
“Qu’il n’appartient pas à Messieurs du Parquet de censurer les avocats ; ce droit n’appartient qu’à la Cour et tout au plus au Président, par un simple rappel à l’ordre 4…
“Que le Ministère Public, adversaire né de la défense, toutes les fois qu’il soutient l’accusation serait juge dans sa propre cause s’il avait le droit de blâmer la manière dont la défense est présentée, puisque cette manière peut être blessante pour lui qui se trouverait ainsi chargé du soin de venger sa propre offense…”
Et c’est par ces motifs et d’autres encore que le Conseil de Discipline de l’Ordre des Avocats à la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence décida :
- D’adhérer à la plainte déposée par Maître FRUCHIER et dont il fit sa propre cause ;
- De protester formellement contre le droit que prétendaient avoir Messieurs du Parquet de se substituer à la Cour pour blâmer eux-mêmes les Membres du Barreau ;
- De louer Maître FRUCHIER de s’en être remis au Conseil du soin de le défendre…
Notes :
1 Le Conseil de Discipline ne portait pas encore la dénomination de Conseil de l’Ordre
2 Le Bâtonnier en exercice était Maître de la BOULE Fils
3 En 1842 régnait le roi Louis-Philippe
4 La Cour pouvait également prononcer contre l’avocat des peines disciplinaires ; ce qui n’est plus le cas aujourd’hui depuis la loi BADINTER du 15 juin 1982