Quand le Bâtonnier intervient es-qualité dans un procès d’assises
Cette publication est issue des archives du site du barreau d’Aix-en-Provence ; il s’agit d’un article qui avait été écrit par le bâtonnier Charles COHEN.
Chaque époque a contribué à enrichir l’histoire de notre barreau.
Nous avons –jusqu’à présent– remonté le temps en évoquant des histoires du siècle dernier.
Il n’est nul besoin de remonter si loin et l’affaire que nous allons évoquer appartient à un passé très récent, puisqu’une vingtaine d’années à peine se sont, depuis, écoulées.
Qui ne se souvient encore de ce fameux procès, connu sous un nom digne de figurer dans un film ou un roman :
“VIOLS DANS LA CALANQUE DE MORGIOU”
Affaire qui aurait pu rester banale si des associations féminines bien organisées n’avaient décidé d’en faire une affaire exemplaire.
Trois jeunes gens s’attaquent, une nuit, à deux jeunes filles qui campent dans une de ces calanques si appréciées des Marseillais. Ils usent alors de tous les moyens pour parvenir à leurs fins.
Le Mouvement de Libération des Femmes (M.L.F.), l’Association dite “La Cause des Femmes”, tout ce que la France et les pays avoisinants comptent de militantes féminines, se mobilisent pour que le procès des violeurs ait le maximum de retentissement.
De mémoires d’aixois, on n’a jamais vu –en ce mois de mai 1978– autant de femmes autour du Palais de Justice d’Aix en Provence.
Les deux jeunes femmes qui se sont constituées parties civiles ont pour principal avocat –ce qui n’étonnera personne– Maître Gisèle HALIMI, qui s’évertuera –soutenue par des centaines de militantes déterminées– à faire condamner les violeurs.
Véritablement cerné par une foule déchaînée, le Palais de Justice sera le théâtre de nombreux incidents, car les accusés ont aussi leurs partisans et sont défendus par de brillants avocats, dont Maître Gilbert COLLARD.
Le Bâtonnier Charles COHEN, alors en exercice, s’oblige à demeurer à son bureau, dans la perspective des incidents susceptibles de justifier son intervention.
Véritablement mobilisé, il interviendra plusieurs fois auprès de ses confrères pour les inviter au calme, à la sérénité. Mais, était-ce possible dans un climat aussi tendu et aussi passionné ?
La passion est, en effet, dans le prétoire comme elle est dans la rue. Les cris, les slogans fusent. Les pancartes, les calicots sont brandis bien haut.
Chaque sortie d’audience est l’occasion pour les manifestants de chaque camp d’invectiver les avocats de l’autre camp. Maître Gisèle HALIMI, notamment, est grossièrement injuriée et menacée, des crachats jaillissent dans sa direction, des poings se lèvent tout près d’elle. Les avocats des accusés ne sont pas mieux traités, qui sortent du Palais sous les huées de centaines de voix féminines.
Le Bâtonnier Charles COHEN est, évidemment, sur les dents et décide d’assister aux audiences sans attendre qu’on l’invite à y venir.
Au cœur du débat, tandis que la foule gronde sous les fenêtres de la salle d’audience, il décide alors d’intervenir et de prendre la parole. S’adressant au Président FOURGEAUD, qui dirige les débats, et aux jurés, voici ce qu’il déclare sur un ton solennel :
“Bâtonnier de l’Ordre des Avocats d’Aix en Provence, où se déroule ce procès, je crois nécessaire d’intervenir.
“Les Avocats qui participent à ce procès ont été et sont encore injuriés, menacés et même molestés. Les Avocats de la Défense ont reçu des lettres d’injures et de menaces ; ils sont invectivés grossièrement. Ceux des parties civiles font aussi l’objet d’injures, de menaces et ont été agressés au sortir de l’audience.
“Je déclare élever une protestation ferme, solennelle et indignée contre de telles violation des droits de l’avocat et du libre exercice de notre profession.
“Je mets en garde et demande à la Cour de mettre en garde les auteurs de ces agissements intolérables afin qu’ils cessent immédiatement et que les avocats puissent, sans pression aucune, accomplir leur mission.”
Cette intervention a lieu dans un silence total et impressionnant. Le bruit s’en répand certainement à l’extérieur car les grondements de la foule, massée jusque sous les fenêtres de la salle d’audience, cessent brusquement, comme par l’effet d’un mot d’ordre.
Il serait excessif d’affirmer que les fortes paroles du Bâtonnier ont réussi à dépassionner le débat. L’enjeu est bien trop important : pour les femmes violées qui veulent affirmer le droit de disposer de leur corps ; pour les violeurs qui soutiennent n’avoir réalisé qu’une opération de séduction.
Le verdict sera sévère : six ans de réclusion criminelle pour l’un deux ; quatre ans d’emprisonnement pour les deux autres.
Les femmes ont obtenu ce qu’elles souhaitaient : faire rendre une décision exemplaire servant de mise en garde à tous les violeurs en puissance.
Il n’est pas douteux que, depuis ce procès, les mentalités ont évolué et que le viol est de plus en plus sévèrement réprimé.
Mais, revenons sur l’intervention du Bâtonnier, car cette intervention a soulevé, après le procès, un certain nombre d’interrogations, pour ne pas dire de polémiques.
Le Bâtonnier avait-il le droit d’intervenir ? Son intervention, au cœur du débat, n’était-elle pas de nature à influencer le jury ?
Ces questions ont été posées. Le Bâtonnier Charles COHEN y a répondu avec précision. OUI, le Bâtonnier avait le droit d’intervenir. Il en avait même le devoir, non pas pour influencer le jury mais pour affirmer solennellement les droits sacrés de la défense, de quelque côté qu’elle s’exerce. Il ne pouvait le faire qu’au cœur du débat, au moment où se produisaient ou risquaient de se produire les incidents les plus graves.
Cette affaire illustre, en tous cas, une fois de plus, l’importance de la fonction de Bâtonnier et la difficulté toute particulière à l’assumer.